Extraits du Rapport de Brodeck de P. Claudel. C'est Brodeck qui parle, sauf précisé :
Pages 47-48 : "J'ai toujours eu un peu de mal à parler et à dire le fond de ma pensée. Je préfère écrire. Il me semble alors que les mots deviennent très dociles, à venir me manger dans la main comme des petits oiseaux, et j'en fais presque ce que j'en veux, tandis que lorsque j'essaie de les assembler dans l'air, ils se dérobent."
Page 49 : "La poésie ne lui avait été d'aucune utilité pour survivre. Peut-être avait-elle même précipité son agonie. Les milliers de vers, en latin, en grec et en d'autres langues, qu'il gardait dans sa mémoire à la façon du plus grand des trésors ne l'avaient aidé à rien."
Page 140 : " "Quand je vois un oiseau mort, me dit Hans Dörfer, et que je le prends dans ma main, j'ai des larmes qui viennent dans mes yeux. Je ne peux pas m'en empêcher. La mort d'un oiseau, il n'y a rien pour la justifier. Mais si mon père crevait là, près de moi, maintenant, d'un coup, je vous jure que je danserais autour de la table, et je vous paierais à boire. Parole !" "
Page 153 : "Mais au fond, mourir d'ignorance ou mourir sous les milliers de pas d'hommes redevenus libres, il n'y a au vrai aucune espèce de différence. On ferme les yeux, et puis il n'y a plus rien. Et la mort n'est jamais difficile. Elle ne réclame ni héros, ni esclave. Elle mange ce qu'on lui donne."
Page 176 : " "Ca ne pouvait se terminer que comme ça, Brodeck. Cet homme, c'était comme un miroir, vois-tu, il n'avait pas besoin de dire un seul mot. Il renvoyait à chacun sont image. Ou peut-être que c'était le dernier envoyé de Dieu, avant qu'Il ne ferme boutique et ne jette les clés. Moi je suis l'égout, mais lui, c'était le miroir. Et les miroirs, Brodeck, ne peuvent que se briser." "
Le curé Peiper
Page 223 : "Ulli avait la passion des cafés, mais pas assez d'argent pour les fréquenter. Il m'entraînait souvent pour les contempler, et cette simple vision de ces lieux où brûlaient le gaz bleu et les chandelles de cire, où les rires des femmes montaient vers les plafonds tapissés par la fumée des cigares et des pipes, où les hommes portaient des habits élégants, des fourrures durant les mois d'hiver, des foulards de soie à la belle saison, où les garçons impeccablement sanglés dans des tabliers blancs semblaient les soldats d'une armée inoffensive, suffisait à le remplir d'une joie enfantine.
"On perd notre temps dans les livres, Brodeck, c'est là qu'est la vraie vie !" "
Page 276 : "Je ne crois pas que les rêves annoncent quoi que ce soit, comme certains le prétendent. Je pense simplement qu'ils adviennent au moment où il faut, et qu'ils nous disent, dans le creux de la nuit, ce que nous n'osons peut-être pas nous avouer en plein jour."
Page 319 : "Je ne sais pas si l'on peut guérir de certaines choses. Au fond, raconter n'est peut-être pas un remède si sûr que cela. Peut-être qu'au contraire raconter ne sert qu'à entretenir les plaies, comme on entretient les braises d'un feu afin qu'à notre guise, quand nous le souhaiterons, il puisse repartir de plus belle."
Page 378 : "Nos mains se posèrent en même temps sur la bonbone. Il n'y eut pas d'hésitation. Juste un dernier regard échangé entre Kelmar et moi, et nous bûmes cette eau chaude contenue dans les parois de verre, nous la bûmes jusqu'à la dernière goutte, en fermant nos yeux, avec avidité, comme jamais nous n'avions bu d'eau jusqu'alors, en ayant la certitude que ce qui coulait dans nos gorges, c'était de la vie, oui, de la vie, et cette vie avait un goût sublime et putride, brillant et fade, heureux et douloureux, un goût dont, avec horreur, je me souviendrai je crois jusqu'à mon dernier jour."
Pages 396-397 : "J'ai laissé la machine dans la maison. Je n'en avais plus besoin. J'écris maintenant dans mon cerveau. Il n'y a pas livre plus intime. Personne ne pourra le lire celui-là. Je n'aurai pas à le cacher. Il est à jamais introuvable."